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INTRODUCTION AU LETTRISME
Depuis son origine, qui coïncide, en 1945, avec l’arrivée en France de son promoteur, Isidore Isou, le Lettrisme s'expose comme la continuité authentiquement créatrice des grands mouvements culturels passés. De tous, il s'affirme le seul, au dehors des généralisations dialectiques, outrancières et erronées, à avoir effectué le plus grand nombre de bouleversements spécifiques qu'il inscrit, avec précision, dans les cadres déterminés des domaines de la culture et de la vie – de l’Art, de la Science, de la Philosophie, de la Théologie et de la Technique – à l'intérieur desquels, aux acquis séculaires, ils ajoutent des acquis neufs, en cela susceptibles d'augmenter les possibilités d'existence de l'être.
Une telle totalité, ouverte sur des contenus aussi diversifiés et marquée en chacun par la complexité d'apports successifs, ne pouvait pas ne pas poser des problèmes inusités de communication et de propagation. Longtemps, c'est elle qui fera obstacle à la compréhension de la nature des préoccupations de ce mouvement d'avant-garde, et, par là, à sa reconnaissance sociale.
Le terme de « lettrisme », par lequel cette école se présente – en fait, se résigne à se laisser présenter –, n'est pas, en lui-même, étranger à cet isolement. La simplicité à laquelle il renvoie s'accommodait mal à l'univers qu'il était censé incarner.
Si cette expression pouvait, dès l'origine, en 1945, circonscrire utilement une novation basée sur la lettre latine, localisée dans les seuls secteurs de la poésie, de la musique – et, marginalement, durant une première et très courte période, de l'art plastique –, elle résonnait d'une manière réductrice, voire insolite, dès l'instant où elle se rapportait, également, à d'autres propositions culturelles – propres à l'économie politique, la psychologie, le roman, le théâtre ou encore la linguistique – dans la constitution desquelles l'élément alphabétique n'avait plus aucune place. C’est donc par facilité médiatique, et en dépit de la volonté de ses protagonistes de lui substituer des dénominations plus adéquates – comme « Hyper-créatisme » ou « Hyper-novatisme », plus conformes à ce qu'ont de commun toutes ces révélations –, que l'appellation fondatrice s'est imposée au point de subsister encore aujourd'hui.
Ainsi, plus que par un effet de lettres dans quelques dimensions données du Savoir, c'est par celui de la créativité, distinguée comme invention et découverte, qu'Isidore Isou, le créateur de ce mouvement, en 1945, a pénétré progressivement la plupart des territoires de la Culture et de la Vie, dotant chacun de définitions et de prolongements neufs qu'exploreront à sa suite ses différents partisans dans le cadre de l'élaboration d'une œuvre personnelle qui sera développée dans ses nuances par les artistes du groupe d’avant-garde constitué autour de lui.
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique et L' Agrégation d'un nom et d'un messie (1947), Traité d'Économie nucléaire et Isou ou La Mécanique des femmes (1949), Les Journaux des Dieux (1950), Esthétique du Cinéma (1952), Fondements pour la transformation intégrale du théâtre (1953), Introduction à l'esthétique imaginaire (1956), Manifeste pour le bouleversement de l'architecture (1968), Manifeste pour une nouvelle psychopathologie (1971), Principes de chimie (1981), Introduction à l'Hyper-biotique (1987), ou encore Manifeste de l'Excoordisme ou du Téïsynisme mathématique et artistique (1991), sont quelques-uns des ouvrages du promoteur du Lettrisme à partir desquels s'édifieront ces multiples bouleversements culturels qui seront reliés et expliqués dans leurs sources, en 1977, par la publication de La Créatique ou la Novatique (1941-1976) révélatrice du système du dévoilement permanent.
Dans une appréhension globale – tentée, mais non accomplie, par les mouvements culturels passés antérieurs auxquels manquait la méthodologie créatrice –, le Lettrisme est ce projet tendant, par une créativité généralisée, à un décuplement des connaissances théoriques et pratiques aux fins de nous rapprocher, à l'issue d'une révolution permanente, d'une future communauté de créateurs vivant ensemble dans un univers paradisiaque.
À cet ensemble d'exception ne pouvait correspondre qu'une défense exceptionnelle. Confronter un à un tous les détails qui le composent à ceux des autres : des créateurs antérieurs, d'abord, qui se voient dépassés ; des contemporains, ensuite, qui ne veulent pas s'avouer écrasés, et aboutir à une conclusion – qui est vérification – sur la certitude de la validité des propositions. De là, une légende, celle de l’« insupportabilité » accolée à celui qui a toujours raison, raison contre tous. Mais, que peut-on attendre d'un créateur si ce n'est qu'il invente ou qu'il découvre ? Et, par là, que, sur son invention ou sa découverte, il s'explique en démontrant inlassablement sa différenciation. Dans l'ignorance de la nécessité de refaire après lui le chemin qu'il a accompli, l'audace de la prétention est chez ceux qui le réduisent au connu, et non chez lui.
Du fait de leur ampleur, les buts énoncés par le créateur du Lettrisme dérangent dans un monde qui se contente du peu d'un acquis souvent non encore complètement compris. Loin d'être vues abstraites ou mystiques, ils s'imposent comme la résultante d'une somme concrète d'efforts particuliers dans des disciplines déterminées où Isou, à son rang, après les prédécesseurs et en attendant les successeurs, fait valoir ses propres contributions.
Ainsi, à vouloir considérer le Lettrisme dans la totalité de ce qu'il est, celui qui cherche à savoir ce qu'il est risque de s'y perdre. Pour en saisir sa réalité plus que ses buts – qui restent à atteindre –, il convient de localiser ce que dans chaque discipline il a apporté d'original. Rien que là, déjà, son bien propre est considérable.
Roland SABATIER, extraits de Lettrisme: vue d’ensemble sur quelques dépassements précis, Editions Villa Tamaris – La Nerthe, La Seyne-sur-mer, 2010.